À la recherche des ancêtres du Salon
Nous vivons aujourd'hui dans un monde qui a érigé un mur presque infranchissable entre un divertissement de masse sans saveur et des pratiques artistiques et intellectuelles de plus en plus compartimentées. Faire tomber ce mur pour renouer un dialogue fécond entre les arts, les savoirs et les hommes : c'est la mission que se donne le Salon du Tout-Art. Mission ambitieuse, car dans les dernières années ce mur n'a fait que grandir. Mais a-t-il toujours été si dur à franchir ? N'y a-t-on pas, dans les siècles passés, percé des brèches pour créer des espaces d'échanges entre les masses, les artistes et les intellectuels ? Cette interrogation nous incite à rouvrir nos livres d'histoire, pour tenter d'y dénicher des prédécesseurs du Salon du Tout-Art. Une quête fructueuse, qui nous a conduits des écoles de philosophie antiques aux cabarets montmartrois, en passant par les cours des rois et les milieux intellectuels du XIXe siècle.
Épisode 1 : le Jardin d'Épicure
306 avant J-C. Depuis la mort d'Alexandre le Grand dix-sept ans plus tôt, ses chefs militaires se disputent les restes de son empire morcelé, dont les cités grecques font partie. Athènes a perdu la supériorité politique et culturelle qui la faisait rayonner un siècle plus tôt. Comme les autres cités, elle vit au rythme des conflits entre les ambitieux qui veulent mettre la main sur la Grèce. C'est dans ce contexte d'instabilité politique qu’Épicure crée le Jardin, en périphérie d'Athènes. Une sorte de sanctuaire philosophique, soustrait à l'insécurité ambiante, où les épicuriens peuvent penser et échanger en paix.
Une simple école philosophique ?
Buste d'Épicure (341-270 avant J-C), musées du Capitole, Rome |
Le Jardin est souvent présenté comme une école où des maîtres transmettent à leurs disciples les dogmes de l'épicurisme. On y apprend à « vivre selon la nature » en privilégiant les désirs naturels et nécessaires, et en repoussant les désirs excessifs et non naturels qui engendrent des passions vaines et des peurs infondées. On chemine ainsi vers l'ataraxie, un bonheur conçu comme une absence de trouble. |
Décrit de cette façon, le Jardin d’Épicure n'offre aucune ressemblance avec le Salon du Tout-Art. Car le Salon n'accueille pas des maîtres et des disciples, mais des êtres humains venus échanger, penser et créer avec leurs semblables. Le Salon n'est pas une école philosophique qui enseignerait l'épicurisme, ou quelque autre doctrine, mais il se pense comme un espace ouvert au dialogue entre tous les savoirs et tous les arts. Dans cette perspective, le Jardin, loin d'être l'un de ses ancêtres, appartiendrait plutôt à une lignée étrangère, voire opposée, à celle du Salon.
Un espace politique
Le Jardin d’Épicure n'est pas qu'une école philosophique dogmatique et close sur elle-même. Dans L’histoire du Jardin comme école : Entre réalité historique et utopie philosophique, Julie Giovacchini propose de le voir avant tout comme un lieu politique, « construit en opposition avec un environnement considéré comme toxique ». En ce sens, les épicuriens auraient quitté l'agora pervertie de leur époque pour construire une nouvelle communauté où la philia garantit des rapports authentiques entre les hommes. Dans le Jardin, les frontières sociales qui divisent la société athénienne du IVe avant J-C s'écroulent : femmes, esclaves, étrangers et hommes libres philosophent ensemble, sans hiérarchie.
C'est ce Jardin politique et subversif que le Salon compte parmi ses ancêtres. Comme Épicure, les Compagnons veulent créer un espace d'échanges authentiques entre les hommes, en marge d'une société qui les divise de plus en plus. Vingt-quatre siècles nous séparent d’Épicure, mais comme lui nous faisons face à une réalité politique et sociale qui empêche les rapports humains de se déployer dans toute leur richesse. C'est contre cette restriction aliénante que le Salon du Tout-Art aspire à faire naître un nouveau monde commun. Un monde où les barrières sociales tomberaient pour laisser le champ libre à une création artistique et intellectuelle collective.
Julie Sarfati, chargée de la rédaction presse et de l'événementiel aux Éditions LCH·Compagnons.