Roger Munier dans les universités de l’Ordre des Jésuites, entre 1945 et 1953. © http://rogermunier.fr/

Roger Munier, l'inclassable

Le 21 septembre 2023, les Éditions des Compagnons d'humanité rééditent Le parcours oblique de Roger Munier : l'occasion idéale pour revenir sur la vie de ce personnage inclassable... Mais écrire la biographie d'un homme qui n'a cessé de critiquer le concept de sujet, n'est-ce pas le trahir ? « Je ne m'aime pas, je n'aime de moi que ce qui passe, quand même, et dont le témoignage m'est apporté par les autres », déclarait Roger Munier en 1983 à Raphaël Sorin, alors journaliste au Monde. Pour être fidèles à ses paroles, nous avons fait le choix d'esquisser les différents visages de ce poète-philosophe à travers les rapports qu'il a entretenus avec ses prédécesseurs et ses contemporains.

 

Un fils de Martin Heidegger ?

14 août 1949, Todthauberg, Allemagne : Roger Munier rencontre Martin Heidegger. Né à Nancy en 1923, Munier est alors membre de la Compagnie de Jésus depuis cinq ans. Une expérience qui le rapproche du philosophe allemand, comme il le confie en 1983 à Raphaël Sorin : « Ce passage et cette école m'ont rapproché de Heidegger, qui a voulu, lui aussi, devenir jésuite. Il me disait que n'accomplissent vraiment quelque chose que ceux qui ont fait l'expérience de Dieu, même si c'est pour la rejeter ». Avant de faire la connaissance de Heidegger, Roger Munier était déjà familier de sa pensée : il l'avait découverte en 1942, à une époque où il étudiait seul, après avoir dû interrompre son parcours scolaire pour des raisons de santé.

Son premier échange avec le philosophe allemand en chair et en os marque profondément Munier. Il en rend compte dans deux textes : « Visite à Heidegger », paru dans les Cahiers du Sud en 1952 et, « Todtnauberg 1949 », publié dans le Cahier de l’Herne consacré à Heidegger. Dès 1950, il s'attelle à la traduction de sa Lettre sur l'humanisme, qui paraît dans les Cahiers du Sud en 1953. Cette même année, Roger Munier quitte les jésuites, mais reste proche de Heidegger. Ce dernier lui fait part de son désir de rencontrer René Char : Munier organise en 1955 à Ménilmontant une entrevue entre les deux hommes. Y participent également le philosophe grec Kostas Axelos et le philosophe français Jean Beaufret, qui baptise cet échange « L’entretien sous le marronnier » (René Char, Œuvres complètes p. 1169, La Pléiade).

Roger Munier et Martin Heidegger au séminaire du Thor en 1969. © http://rogermunier.fr/

Mais la pensée de Munier ne s'inscrit pas pleinement dans la ligne de la philosophie heideggérienne. « Pour lui, l'être c'est une dimension de néant, de rien. Heidegger voit dans ce rien un passage », explique-t-il au Monde en 1983. « L'empreinte de sa découverte sur mon esprit fut immense mais je me suis arrêté au rien. L'expérience de l'être débouche sur le rien. Voilà ce que, m'y perdant, je ne cesse d'explorer, sans trêve. J'interroge le visible. Je cherche dans le visible une dimension perdue et, faisant cela, je suis infidèle à Heidegger ». « Je suis donc un fils un peu indigne de cet homme, mais quand même un fils », conclut-il. La mort de l'auteur d'Être et Temps en 1976 ne rompt pas les liens qui unissent les deux hommes : sept ans plus tard, Munier traduit Qu'est-ce que la métaphysique ? pour le Cahier de l'Herne dédié à Heidegger. Mais son travail de traduction ne se limite pas à l’œuvre du philosophe allemand.

 

Un traducteur d'Octavio Paz, de Roberto Juarroz et de bien d'autres

« Je ne traduis [...] que des textes que j'aurais voulu écrire, comme les poèmes de Juarroz et les aphorismes de Porchia », explique Roger Munier à Raphaël Sorin en 1983. Il dirige alors chez Fayard la collection « L'Espace intérieur » où il a publié ses traductions de Voix inédites d'Antonio Porchia ou encore Poésie verticale de Roberto Juarroz avec qui il entretient une relation amicale. En janvier 1991, tous deux participent à une rencontre organisée par l'écrivain français Michel Camus à Aix-en-Provence.

Outre ces trois poètes, Munier a aussi traduit Héraclite et le mystique allemand Angelus Silesius. Les postes de direction qu'il occupe dans les organisations professionnelles de la sidérurgie lui donnent l'opportunité d'effectuer un séjour au Japon en 1959, au cours duquel il découvre la sagesse extrême-orientale et les haïkus. En 1983, il raconte au journaliste Raphaël Sorin qu'il est rentré de l'archipel nippon avec « quatre volumes de haïkus de R.H. Blyth » qui lui ont « fourni la matière de [son] anthologie ». Parue en 2006, elle est préfacée par Yves Bonnefoy.

Roger Munier à Tokyo en 1959. © http://rogermunier.fr/

 

Un proche d'Yves Bonnefoy, de Jacques Réda, d'Arthur Rimbaud...

« Variations poétiques sur Char, Réda, Guillevic, Rilke, Bonnefoy, Rimbaud » : tel est le sous-titre du Parcours oblique réédité cette année par les Éditions des Compagnons d'humanité. Publié pour la première fois en 1979, cet ouvrage témoigne des liens très étroits qui unissent son auteur aux poètes. Roger Munier a consacré à Rimbaud L’ardente patience d’Arthur Rimbaud paru en 1993, il entretient une relation épistolaire avec Yves Bonnefoy, et c’est René Char lui-même qui a préfacé son livre Le Seul suivi de D’un seul tenant publié en 1970.

« Poète-philosophe » est donc peut-être le qualificatif qui conviendrait le mieux à Roger Munier. C'est en effet souvent sous la forme de fragments et d'aphorismes qu'il développe sa pensée, dans une œuvre qui mêle recueils de fragments, à l'image de L'instant paru en 1973, et essais de prose méditative, comme Le contour, l'éclat publié en 1977 et réédité par les Éditons des Compagnons d'humanité en 2023. Sa méthode d'écriture elle-même le rapproche d'un artiste inspiré : dans l'entretien qu'il a accordé au Monde en 1983, il explique travailler avec de petits carnets où il note ce qui lui traverse l'esprit, avant d'organiser ses trouvailles de façon « à produire un flux, à donner le sentiment d'un buisson d'ailes ». Le contenu de ces carnets est publié dans son Opus incertum, paru tome par tome à partir de 1995.

 

Disparu en 2010, Roger Munier n'est plus là pour répondre à nos interrogations au sujet de son œuvre polymorphe... Mais nous pouvons toujours questionner les « autres », ceux qui l'ont connu et fréquenté : c'est ce que se propose de faire la Maison des écrivains et de la littérature qui organise en novembre prochain un dialogue avec Jacques Munier, Jacques Réda et Renaud Barbaras autour de la pensée du poète-philosophe. Il est également possible d'en apprendre davantage sur Roger Munier en consultant le site internet qui lui est dédié : http://rogermunier.fr/.

 

Julie Sarfati, Chargée de la rédaction presse et de l'événementiel aux Éditions LCH·Compagnons.

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