"Martine H", entre littérature et phénoménologie : quatre questions posées à Natalie Depraz

"Martine H", entre littérature et phénoménologie : quatre questions posées à Natalie Depraz

Le 7 novembre 2023, les Éditions LCH·Compagnons, publient Martine H. Dans ce roman, le lecteur croisera de grands noms de la philosophie du XXe siècle. Mais il sera surpris en découvrant que Martine H, Edmond H et Hannah n'ont pas le même destin que Martin Heidegger, Edmund Husserl et Hanah Arendt. En effet, Natalie Depraz a réécrit l'histoire intime et intellectuelle de ces penseurs : « Martine H est une fiction », affirme-t-elle dans la postface de l'ouvrage. Pour tenter de mieux cerner cet objet littéraire singulier, nous avons posé quelques questions à Natalie Depraz à son sujet.

 

Philosophe et professeure à l'Université Paris Nanterre, vous êtes également écrivaine. Vous avez déjà publié deux romans : L'endroit en 2019 et Déni de ma survie en 2021. Avec Martine H, vous rompez avec la tonalité familiale de ces deux ouvrages pour réinventer la vie de célèbres philosophes du XXème siècle. Comment vous est venue l'idée de ce roman ?

NATALIE DEPRAZ : J’ai été formée par des enseignants-chercheurs qui lisaient pour la plupart la philosophie de Husserl, le fondateur de la phénoménologie, et plus largement l’histoire de la philosophie, à travers le prisme de l’ontologie de Martin Heidegger, selon une approche non-genrée de la philosophie et dans un format argumentatif et démonstratif déconnecté de l’exigence expérientielle en première personne, pourtant essentielle en phénoménologie. Une grande partie de ma quête existentielle et de ma recherche philosophique a donc consisté, d’abord implicitement puis de plus en plus consciemment, à mettre au jour ces trois présupposés dominant la phénoménologie, en ouvrant la possibilité d’une approche lucide à l’égard de ses enjeux politiques et féministes et de l’importance de son inscription corporelle sexuée et de sa situation expérientielle intime.

Depuis longtemps, je cherche de ce point de vue une forme d’écriture qui respecte notre vécu, creuset indépassable de notre élaboration conceptuelle. C’est ce qui m’a conduite à cultiver très tôt l’écriture poétique (Sacre du visage, 1989, Initiations, 1991, Prendre chair, voilà, 1995), puis à entrer en 2019 dans l'écriture romanesque autofictionnelle, avec L’endroit et Déni ma survie. J’ai aussi cherché, parallèlement, dans Écrire en phénoménologue. Une autre époque de l’écriture (1999), à rendre compte de la spécificité de l’écriture phénoménologique dans sa mission première (et dernière selon moi) de restitution du vécu incarné singulier du sujet.

D’où le sujet de ce roman, Martine H, qui s’attache, par une écriture fictionnelle souchée dans la description fine des vécus micro-phénoménologiques des personnages, à ouvrir une autre porte sur l’histoire vécue et (trans-)genrée de la phénoménologie, en mettant en scène certains philosophes majeurs de notre histoire contemporaine, et en dessinant les lignes fictionnelles vécues de leur positionnement politique et de leur questionnement identitaire et trans-identitaire les plus profonds, jusque dans leur confrontation intime et relationnelle à certains vertiges corporels et troubles émotionnels abyssaux.

 

Dans Martine H, vous imaginez le changement de genre sexe d'un philosophe adulé et détesté : Martin Heidegger, connu pour ses accointances avec le nazisme autant que pour avoir révolutionné le questionnement sur l'Être. Pensez-vous qu'une telle fiction puisse participer à l'éveil des savoirs sur la transidentité ?

Dans ce roman, j’ai cherché à affronter la controverse autour de l’implication de Heidegger et de sa philosophie dans le nazisme en proposant une perspective sortant de l’opposition stérile entre les tenants de l’autonomie de sa pensée par rapport à son engagement politique d’une part, et les promoteurs d’une entente de Heidegger comme « philosophe nazi » d'autre part. Ce faux débat, qui a alimenté beaucoup de querelles mal construites, et qui a pour une part « pourri » la réflexion sur la phénoménologie devait à mon sens être pris au sérieux autrement, et situé bien plus profondément que dans le cadre de l’alternative psychologique et/ou historique de la relation ou non entre philosophie et vie personnelle.

La mise au premier plan, depuis quelque temps, des interrogations trans-identitaires et leur prise au sérieux croissante par nos sociétés révèle une prise de conscience fondamentale de l’importance de l’ancrage corporel existentiel de notre pensée, dans sa dimension inextricablement sexuelle et sociale. Aussi m’est-il apparu que le questionnement contemporain sur notre identité de genre et de sexe, dans sa dimension non seulement psychologique mais surtout ontologique, rencontrait de plein fouet le questionnement ontologique de la pensée de Martin Heidegger et offrait une entrée inédite dans la dimension indémêlable de sa pensée philosophique et de sa vie personnelle et existentielle.

A cet égard, la profondeur du questionnement des personnes trans-genres sur leur identité sexuelle nous fait nécessairement entrer dans une zone de non-jugement, qui libère une prise de conscience inédite pour toutes et tous, concernant qui nous sommes fondamentalement dans notre être. Elle permet dès lors de ré-interroger à cette profondeur ontologique le destin de la pensée de Heidegger, en la sourçant à sa source trans-identitaire de non-jugement.

 

La transidentité ne s'accompagne pas nécessairement d'un changement radical de sexe : pourquoi donc construire dans Martine H la fiction d'un philosophe pour qui changer de sexe devient une nécessité existentielle ?

Pour moi, il y eut deux raisons principales à cela : d’une part, le contexte historique des années 30 en Allemagne se révèle pionnier en la matière. La présence des premières opérations chirurgicales dans ces années-là fait apparaître en toute lumière des prises de consciences identitaires radicales qui demandaient à être « objectivées » dans la décision absolue du changement de sexe pour être visibilisées à plein, c’est-à-dire reconnues et être affranchies de la zone massive de tabou qui les entourait alors largement. L’opération chirurgicale, avec tous ses risques, a fortiori à l’époque, avait selon moi valeur d’affirmation politique combative et résistante, dans une société où la morale normative, avec la montée du nazisme d’autant plus, renforçait les préjugés puristes eugénistes. Ce qui a produit les exterminations raciales que l’on sait, mais aussi le refus des orientations sexuelles différentes, jugées déviantes.

Une deuxième raison en découle : étant donnée l’implication de Martin Heidegger dans la politique nazie de l’époque, j’ai voulu construire la fiction d’un personnage dont l’identité existentielle se trouve bouleversée jusqu’à la décision d’un changement d’être sexuel biologique. On connaît la radicalité ontologique de la pensée de Heidegger, et la dimension révolutionnaire de son diagnostic concernant la philosophie et son histoire, sa critique décisive de l’onto-théologie et d’une philosophie du sujet comme fondement substantiel au profit d’une conception de la phénoménalité impermanente. J’ai voulu dans cette fiction tirer le fil de la radicalité philosophique de sa pensée en l’alignant sur son questionnement identitaire profond, et appliquer sa critique de la subjectivité substantielle jusque dans sa conscience de l’impermanence identitaire corporelle. Dès lors, la narration du changement de sexe du philosophe s’imposait, de façon à aller au bout du processus philosophique radicalement non-substantialiste de sa pensée. Également pour mettre au jour, au fond, l’impensé ultime de sa pensée, à savoir sa non prise en considération du corps et, a fortiori, de l’existentielle genrée et sexuelle de la pensée.

 

Il vous est arrivé de parler de « folle sagesse » pour qualifier le « choix » de changer de sexe que fait votre personnage principal : quelle place la folie occupe-t-elle dans Martine H ? Plus largement, dans quelle mesure peut-on associer folie et transidentité ?

La notion de « folle sagesse » désigne dans certaines traditions spirituelles, notamment dans le bouddhisme et le christianisme orthodoxe, l’attitude de spirituels avancés sur le chemin de la méditation, qui, à un certain stade de leur questionnement, renoncent en connaissance de cause aux « formes » et normes sociales les plus convenues et partagées, voire les transgressent. Elles ou ils apparaissent alors aux yeux des autres comme des êtres au comportement étrange et même provoquant, et aux paroles incompréhensibles, mais ils et elles produisent ce faisant des visions inouïes qu’on qualifie souvent de prophétiques. C’est le cas des saintes et des saints, en tout cas de celles et ceux qu’on nomme des «fol.le.s en Christ», justement,, mais aussi les moines bouddhistes qui renoncent au monde, deviennent des moines errants et, dans le cas des boddhisattva, retardent leur éveil par compassion pour les autres êtres vivants.

D’où l’expression de « folle sagesse », qui manifeste le paradoxe d’une vie décalée par rapport aux normes sociales, empreinte d’une sagesse inédite, faite d’un profond discernement spirituel et d’une perception aiguë du sens de l’existence humaine et de l’attention aux autres. En ce sens, l’oxymore « folle sagesse » fait exploser la pensée logique, rationnelle et normative. De ce point de vue, cette expression s’applique parfaitement au personnage de Martine H, qui fait un choix décalé aux yeux des normes sociales, a fortiori de l’époque nazie des années 30, où dominent l’hétérosexualité normative et la morale conservatrice cis-genre. Martine assume ainsi avec une lucidité redoutable la prise de conscience de son identité profonde, jusque dans le choix de son devenir biologique sexuel féminin.

On est loin ici de l’identification entre transidentité et maladie mentale, qui reflète une conception obsolète et problématique de la réalité existentielle vécue par les personnes transgenres. En effet, jusque dans les années 60-70 pour le moins, la psychiatrie a considéré l’interrogation des personnes sur leur identité de genre et/ou de sexe comme une pathologie relevant des dits « troubles de la personnalité », parfois même diagnostiqués comme un comportement schizoïde (dissociatif). Dans ce contexte, la psychiatrie reflétait (et reflète parfois encore) les conventions morales normatives d’une société conservatrice, imprégnée plus ou moins consciemment de certaines valeurs chrétiennes promouvant la réalité biologique immuable de l’humanité en deux catégories étanches, homme et femme.

Que les personnes transgenres, de par leur questionnement existentiel, connaissent des moments de crise, cela est indéniable. Qu’il faille interpréter cette crise selon les catégories psychiatriques de la pathologie mentale, cela est problématique, eu égard au jugement moral qui s’y associe immanquablement.

S’il y a donc quelque chose de fou dans le questionnement trans-identitaire, c’est davantage au sens où la folie remet en cause les normes rationnalisantes étroites et ouvre l’espace de la créativité, comme c’est exemplairement le cas en art. Il faut donc avec la transidentité changer de concept de folie, et y voir non une pathologie dangereuse pour la morale ambiante, mais une ouverture créatrice où l’humain se questionne et se renouvelle, comme c’est son destin profond en tant qu’humain.

 

Pour lire Martine H, pas besoin d'être un spécialiste de la phénoménologie : « Toute personne un peu consciente des enjeux qui traversent aujourd’hui nos sociétés envahies par la course en avant rentabiliste ultralibérale, l’aveuglement écologique et leur tournant autoritaire fleurtant avec les tentations extrême-droitistes trouvera dans ce livre des clés pour construire des alternatives où le réancrage dans notre conscience corporelle, l’importance du lien relationnel et l’ouverture solidaire sont affirmées et promues », déclare Natalie Depraz. Si vous souhaitez découvrir l'histoire de Martine H, Edmund H, Hannah et tous les autres, vous pouvez commander Martine H sur le site des Éditions LCH·Compagnons.

 

Julie Sarfati, chargée de la rédaction presse et de l'événementiel aux Éditions LCH·Compagnons.

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