L'art et le sensible : entretien avec Charles Bobant

L'art et le sensible : entretien avec Charles Bobant

Alors qu'il s'apprête à lancer la collection d'essais sur l'art « Ecce Mundi » aux Éditions LCH·Compagnons, Charles Bobant a accepté de revenir avec nous sur ses travaux et sur sa vision de l'art contemporain. L'occasion pour lui de présenter son nouveau livre, Inactualité du sensible. Phénoménologie et art contemporain, qui paraîtra prochainement aux Éditions LCH·Compagnons. Il évoque aussi ses recherches sur l'invisibilisation des femmes dans le monde de l'art, ainsi que les femmes artistes dont il apprécie particulièrement le travail. Un entretien très enrichissant, dans lequel se rencontrent des personnages aussi divers que Kant, Annie Ernaux, Maurice Merleau-Ponty, Wong Kar-wai et Sally Mann.

Bean's Bottom, 1991, Sally Mann

 

Professeur agrégé, docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et maître de conférences à l’Institut Catholique de Paris, vous prenez également part au fonctionnement de nombreuses institutions et associations philosophiques et phénoménologiques, et êtes notamment président de la Société Francophone de Phénoménologie ainsi que membre de la Société Française d’Esthétique. Vos travaux portent principalement sur la phénoménologie, l’esthétique et la philosophie de l’art : Comment en êtes-vous arrivé à faire de ces disciplines votre spécialité ?

CHARLES BOBANT : Comme beaucoup de phénoménologues de ma génération, j’ai été initié à la phénoménologie par Renaud Barbaras. Je garde un souvenir encore très vif de ses enseignements de licence et de master que j’ai pu suivre. Je me souviens que pendant les séances, d’une intensité et d’une densité philosophique inouïes, je me disais que j’avais une chance incroyable d’être là, et de pouvoir écouter un immense philosophe. Lorsqu’après l’agrégation, il s’est agi pour moi d’envisager le doctorat, c’est tout naturellement que je me suis orienté, non seulement vers la phénoménologie, mais encore vers Renaud Barbaras.

Quant à l’esthétique et la philosophie de l’art, la chose est plus mystérieuse et je crains de verser dans une forme de mythologie personnelle. Je crois que mon intérêt pour l’art a véritablement débuté au lycée, lorsque je suis tombé à la télévision sur le film 2046 du réalisateur hong-kongais Wong Kar-wai. Après l’avoir visionné, j’ai éprouvé un besoin presque absurde de le revoir, encore et encore. À partir de là, il me fallait tenter de mettre des mots sur cette expérience. C’est ce que j’ai essayé de faire, plus de dix ans plus tard, dans mon premier livre, L’Art et le Monde.

 

Vous avez publié en 2021, chez Mimésis, votre premier livre, sous le titre L’Art et le Monde. Deux ans plus tard, vous vous apprêtez à faire paraître un court essai, intitulé Inactualité du sensible. Phénoménologie et art contemporain, aux Éditions LCH·Compagnons : Quelle(s) idée(s) défendez-vous dans cet ouvrage ? Comment se situe-t-il au regard du précédent ? Et à quel public s’adresse-t-il ?

Dans L’Art et le Monde, je me suis attaqué au geste philosophique, à mon sens ruineux parce que situant la philosophie du côté d’une forme de mauvaise théologie, consistant à déposséder l’artiste de son activité artistique pour l’attribuer à une autre instance, une instance éminente, transcendante, qu’on l’appelle, selon les époques et les philosophes, Dieu, l’Être, le Monde ou la Vie. Il s’agissait de répondre principalement à trois questions solidaires : premièrement, de quelle façon parvenir à réattribuer la création artistique aux artistes ou, en d’autres termes, comment dépasser la thématisation de l’artiste en termes d’« enthousiaste » ou de « génie » ? Deuxièmement, pourquoi certains êtres humains deviennent-ils des artistes ? Et troisièmement, que signifie créer ? Que cherchent fondamentalement les artistes en donnant lieu à des œuvres d’art ?

Le second livre, Inactualité du sensible, est né comme le premier : d’une intuition. L’intuition du premier livre était que la philosophie renonçait à elle-même lorsqu’elle se complaisait à penser l’artiste comme « un favori de la Nature » (formule de Kant), c’est-à-dire, finalement, à ne pas penser l’artiste. L’intuition du second livre est différente : le récit de l’art au xxe siècle, qui oppose le formalisme moderniste au régime conceptuel de l’art, ou l’art moderne à l’art contemporain, me semblait fautif et sujet à révision. On tient en effet pour acquis que les artistes (« formalistes ») de la première moitié du siècle dernier auraient réalisé des œuvres qui s’offrent à notre sensibilité plutôt qu’à notre intelligence, alors que les artistes (« conceptuels ») de la seconde moitié auraient créé des œuvres qui se donnent à notre intelligence plutôt qu’à notre sensibilité. Cette séparation de la sensibilité et de l’intelligence, ou du sensible et du sens, m’apparaissait comme aussi uniment partagée qu’éminemment discutable. M’appuyant en particulier sur les œuvres de Maurice Merleau-Ponty et de Mikel Dufrenne, j’ai tenté de démontrer que sensible et sens étaient inséparables, et qu’il n’existait pas d’œuvres d’art sensibles qui soient dépourvues de signification, ni d’œuvres d’art signifiantes, « conceptuelles », qui soient détachées de tout support sensible.

Ce second livre s’adresse donc à celles et à ceux qui cherchent à mettre des mots sur leur expérience des œuvres d’art, des œuvres d’art d’aujourd’hui comme d’hier. Et en particulier à celles et à ceux qui éprouvent une forme de rejet, sinon d’allergie, vis-à-vis de certaines œuvres de l’art contemporain.

 

Dans l’avant-propos d’Inactualité du sensible, vous écrivez qu'il s'agit d'un livre « sur l’expérience esthétique des œuvres d’art dans lequel les productions de l’art conceptuel n’occupent qu’une place circonscrite, soit leur place véritable » : Que désignez-vous ici par « art conceptuel » ? Considérez-vous qu’il occupe aujourd’hui trop de place, aux dépens d’autres formes artistiques ?

J’entends par « art conceptuel » ce mouvement artistique dont on situe généralement l’apparition dans les années 1960, et qui se caractérise par le geste consistant à remettre en cause l’idée selon laquelle une œuvre d’art résiderait de façon essentielle dans une chose qui se donne à notre sensibilité. Là-contre, les artistes de l’art conceptuel, comme Robert Barry, Sol LeWitt ou Joseph Kosuth, secondarisent le support sensible (qui peut se réduire à des phrases, à des mots), lequel n’est là que pour initier un questionnement dans l’esprit du public, ce questionnement étant l’œuvre véritable. L’expérience des œuvres de l’art conceptuel ne serait pas une expérience « esthétique », sensible, sensorielle, mais une expérience intellectuelle.

Wall Drawing #879, dans Loopy Doopy (black and white), Sol LeWitt, 1998

Lorsque l’on parle aujourd’hui d’« art contemporain », on fait référence, non pas à la production artistique actuelle, très riche et diverse, mais seulement aux œuvres conceptuelles : non seulement aux œuvres de l’art strictement conceptuel tel que je viens de le définir, mais encore aux œuvres conceptuelles en un sens élargi, c’est œuvres qui, pour être véritablement reçues par le public, exigent de celui-ci qu’il connaisse les récits qui accompagnent ces œuvres, les discours, les commentaires, le mode d’emploi. Par exemple, l’œuvre Erased de Kooning Drawing de l’artiste Robert Rauschenberg suppose pour être appréciée que l’on connaisse le récit de sa genèse.

À partir de là, je défends trois thèses.

La première est que l’art strictement conceptuel n’abandonne pas le sensible ni la sensibilité. Le surgissement du concept ou du questionnement ne peut advenir qu’à partir d’un support sensible. Plus encore, j’essaie de défendre l’idée selon laquelle les artistes de l’art conceptuel emploient les potentialités qui sont celles-là même du sensible pour faire émerger concept et questionnement. L’expérience des œuvres de l’art conceptuel demeure donc une expérience esthétique.

La seconde thèse est que l’art contemporain ne se réduit pas aux œuvres conceptuelles, mais comprend — ou devrait comprendre — l’ensemble de la production artistique actuelle. En opposant « art moderne » et « art contemporain », ou « paradigme moderne » et « paradigme contemporain », on en vient à l’idée, me semble-t-il absurde, d’une coexistence des paradigmes, et à celle que des œuvres actuelles, par exemple figuratives, sont des œuvres anachroniques.

La troisième thèse est que les œuvres d’art sont toujours, en un certain sens, conceptuelles, à tout le moins signifiantes, douées de signification : le public, pour apprécier vraiment une œuvre d’art, ne doit jamais être ignorant. L’art requiert qu’il se cultive, de manière à pouvoir appréhender la signification des œuvres. La différence entre une œuvre d’art précontemporaine et une œuvre d’art contemporaine, s’il faut en faire une, ne tient pas dans le fait qu’une œuvre d’art contemporaine résiderait dans un récit, un discours, un commentaire ou un mode d’emploi plutôt que dans une chose sensible. La différence, c’est qu’une œuvre d’art précontemporaine s’emporte sur un ensemble de récits relativement limité : la grande Histoire, la Bible, la mythologie. Une œuvre d’art contemporaine, en revanche, exige un effort supplémentaire, considérable en réalité, puisqu’il existe autant de récits, de mythologies, qu’il y a d’artiste, voire qu’il y a d’œuvres. Mais dans les deux cas, la signification de l’œuvre n’est pas l’œuvre, n’est pas toute l’œuvre, mais un versant seulement de l’œuvre, lequel versant dépend pour exister du second versant, le versant sensible.

 

Si je ne me trompe pas, vous travaillez actuellement sur un nouveau livre consacré à l’invisibilisation des femmes dans le domaine artistique : Parmi les nombreuses femmes artistes qui manquent de reconnaissance, quelles sont celles dont vous appréciez particulièrement le travail ?

J’aurais tendance à penser que, malheureusement, la formule « femmes artistes qui manquent de reconnaissance » est un pléonasme. Le rapport « Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture. Acte ii : après 10 ans de constats, le temps de l’action » du Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes du 22 janvier 2018 révèle qu’en France, les femmes représentent seulement 40% des artistes actif·ves, 20% des artistes aidé·es par des fonds publics, 20% des artistes programmé·es et 10% des artistes récompensé·es. En outre, à poste et compétences égales, une femme artiste gagne en moyenne 18% de moins qu’un homme.

Photographie de Drumming prise en 2021

J’aime d’amour le travail de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker, que je mentionne dans L’Art et le Monde et Inactualité du sensible. Fase, Rosas danst Rosas ou Drumming sont des œuvres que je revois régulièrement, avec une jouissance intacte.

J’apprécie énormément l’œuvre de l’artiste franco-autrichienne Gisèle Vienne, Crowd par exemple ou, plus récemment, L’Étang, avec une performance exceptionnelle d’Adèle Haenel. Je pourrais encore citer bien des noms, mais j’en retiendrais deux qui me tiennent particulièrement à cœur : celui de la plasticienne française Sophie Calle, d’abord, parce que ses œuvres dégagent une atmosphère facétieuse tout à fait réjouissante, celui de la photographe américaine Sally Mann, ensuite, et notamment son œuvre mélancolique Bean’s Bottom, dont je possède une reproduction chez moi. Je viens par ailleurs d’achever la lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux. J’entends bien qu’il est abusif de dire qu’Annie Ernaux pâtit d’un manque de reconnaissance, maintenant qu’elle a reçu le Prix Nobel de Littérature, mais je constate que la presse de droite s’est émue que le récipiendaire ne soit pas Salman Rushdie ou Michel Houellebecq, c’est-à-dire un homme.

 

La question de l’invisibilisation des femmes dans l’art a déjà été abordée par plusieurs historiens et historiennes de l’art, comme Linda Nochlin, une chercheuse américaine qui a publié en 1971 l’essai intitulé Pourquoi n’y a-t-il pas eu des grandes femmes artistes ?. Or vous n’êtes pas historien, mais philosophe : Quelles spécificités cela confère-t-il à votre approche de ce sujet ? Votre ouvrage ouvre-t-il de nouvelles perspectives à la réflexion sur la place des femmes dans l'art ?

Je me dis parfois que la philosophie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux philosophes. Car elle s’insinue dans nos représentations. Partant, elle influence subrepticement nos comportements et nos décisions, en particulier sociales et politiques. Par exemple, nous nous représentons spontanément l’être humain comme un composé de corps et d’esprit. Nous ne nous apercevons pas que cette représentation « naturelle » procède en fait d’une éducation, nous ne nous rendons pas compte que nous prenons pour une évidence ce qui est en réalité le produit tardif de réflexions philosophiques historiquement déterminées, et plus encore de réflexions philosophiques peut-être contestables.

Aujourd’hui, nous pensons spontanément qu’un grand artiste est nécessairement un homme : il faut en effet se creuser la tête pour trouver des noms de femmes. Nous nous montrons par ailleurs très indulgent·es devant des actes délictueux ou criminels dès lors qu’ils sont le fait d’artistes hommes. Nous nous représentons la place de la femme dans l’art comme étant celle d’une « muse » inspiratrice ou celle d’un beau modèle posant nu devant les pinceaux d’un peintre ou le burin d’un sculpteur. Ce faisant, nous n’apercevons pas que nous héritons de l’histoire de la philosophie de l’art, laquelle a assimilé le grand artiste à un génie surhumain, plus qu’humain, et pour cette raison au-dessus des lois ; laquelle a exclu les femmes de la génialité ; laquelle a élevé les femmes au rang de paradigme de la Beauté, c’est-à-dire les a rabaissées, s’il est vrai, comme l’écrit Kant en 1764, que si la femme est belle, l’homme, lui, est sublime.

Voici, je pense, l’un des rôles inesquivables assignés à la philosophie de l’art aujourd’hui : elle doit déconstruire son histoire, montrer de quelle façon ses concepts, à commencer par ceux de « génie » et de « beauté », n’ont pas eu pour effet de décrire une réalité (comme la prétendue surhumanité du grand artiste masculin, comme la beauté chasse-gardée du deuxième sexe), mais plutôt de légitimer sur le plan des idées une situation socio-politique déterminée, ce qu’on appelle le patriarcat, la domination masculine. En d’autres termes, la philosophie de l’art doit verser dans une forme de « méta »-philosophie de l’art afin d’apporter, à côtés des travaux historiques et sociologiques, des explications à la situation déplorable dont je mentionnais les chiffres tout à l’heure, celle de l’invisibilisation, à tout le moins de la minoration, des femmes artistes et celle, corrélative, solidaire, de l’impunité dont jouissent les grands artistes masculins.

 

Enfin, au sein des Éditions LCH·Compagnons, vous allez bientôt lancer et diriger une collection d’essais sur l’art. Cette collection devrait se nommer « Ecce Mundi » : Pouvez-vous présenter cette collection en quelques mots ? Et pourquoi se nomme-t-elle « Ecce Mundi » ?

Les ouvrages qui paraîtront dans la collection « Ecce Mundi », laquelle verra le jour dans les prochains mois, et que Yorick Secretin et Dimitri Ghantous me font l’honneur de diriger, se destineront à un public élargi, le public qui porte un intérêt à l’art, dans la diversité de ses formes, et qui demeure souvent dubitatif devant certaines propositions artistiques. Les autrices et les auteurs proposeront des approches du travail d’artistes reconnu·es ou minoré·es. J’insiste sur le terme « approche ». L’art n’est pas magique, mais mystérieux. Il ne s’agit pas d’en donner les clefs de résolution, mais d’en déployer le mystère. L’interprétation d’une œuvre est comparable à la création artistique, il est question, comme le dit le peintre néerlandais Bram van Velde, d’« approcher l’inapprochable ».

Ecce Mundi, c’est-à-dire « Voici le monde ». Il me semble que l’une des thèses fondamentales de l’esthétique phénoménologique réside dans la proposition selon laquelle les œuvres d’art manifestent, sinon le monde, du moins un monde. Par exemple, pour s’exprimer comme Mikel Dufrenne, L’Avare ou Le Malade imaginaire expriment le monde comique de Molière. Si la collection s’adosse sur ce postulat de départ, elle ne vise pas à promouvoir la seule phénoménologie, ni même la seule philosophie. Les autrices et les auteurs auront toute liberté pour formuler et justifier leurs intuitions.

 

Julie Sarfati, chargée de la rédaction presse et de l'événementiel aux Éditions LCH·Compagnons.

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