Conversation avec Véronique Boulais

Conversation avec Véronique Boulais

Figurez-vous une soirée de novembre boulevard Montparnasse dans le 15ème arrondissement de Paris. Une pluie fine brouille les lumières des feux, des phares et des fenêtres. Nous poussons la porte d'un café bientôt centenaire. Une chaleur douce nous accueille. C'est là, devant un thé fumant, que commence notre conversation avec Véronique Boulais, l'autrice de Victorine Martineau publié aux Éditions LCH·Compagnons, un ouvrage en vers libres où elle tente de mettre des mots sur la mort de celle qui lui a donné le jour.

« Un petit monument pour ma mère »

- Est-ce pour rendre hommage à votre mère que vous avez fait de sa disparition le sujet de ce recueil de poèmes ?
- Oui, Victorine Martineau est un petit monument pour ma mère, affirme Véronique Boulais. Je le lui devais. Pendant sa vieillesse, l'idée d'écrire quelque chose après, quand elle ne serait plus, sur elle et pour elle, m'a sans doute aidée à supporter mon impuissance, ma honte, la honte de ma honte et le sentiment de ma défection. Je voulais écrire en compensation de ce que je n'avais pas fait. De l'amour que je ne lui avais pas témoigné. De ce que je n'avais pas été pour elle... Ma mère est morte loin de moi. Elle était en vacances chez l'une de mes sœurs et s'est cassé le col du fémur, puis elle a vécu cinq ans dans une maison de retraite. J'ai eu l'impression de l'avoir abandonnée.
- Écrire Victorine Martineau vous a-t-il permis de vous libérer de ce sentiment de culpabilité ?
- Écrire ce recueil ne m'a pas soulagée, mais j'ai eu l'impression de faire quelque chose que je devais faire. Cependant, ma démarche est ambivalente : aussi sincères soient ces poèmes, aussi désintéressés qu'ils se veuillent, ils attirent aussi la lumière sur moi, leur autrice. Et ma mère pourrait me reprocher d'utiliser sa mort pour me faire valoir...

« Je me suis cognée à une disparition »

- Comment est né Victorine Martineau ?
- Quand j'ai appris la mort de ma mère, j'ai pris des notes, ce qui était pour moi une façon d'arracher des bribes de sens à l'impensable, de me raccrocher aux branches. Ne serait-ce qu'en décrivant la façade de l'immeuble d'en face, mon état de fatigue après une matinée de travail et un lever avant six heures du matin, le temps qu'il faisait... En racontant aussi tout ce qu'il faut faire et que je fais (pompes funèbres, train à prendre), et l'étonnement d'accomplir ces démarches, qui vous reconduisent à la vie ''normale'', comme s'il y avait encore une façon de ''gérer le gouffre'', une réponse pratique ; ma mère est morte, je fais des listes.
- En somme, Victorine Martineau est la façon dont vous avez répondu au décès de votre mère...
- Avant sa mort, je m'étais promis d'écrire sur elle ; c'était quelque chose que je ferais pour elle, après. Entre ''avant'' et ''après'' il y avait cette mort, que je ne pouvais imaginer, sinon comme un horizon qui recule au fur et à mesure qu'on avance. Et puis soudain, en quelque sorte, l'horizon m'est tombé dessus. Il était même déjà derrière moi. J'étais devant le gouffre de cet événement, ''Aujourd'hui maman est morte'', avec le sentiment que le réel est là, qu'il ne m'épargnera pas, que c'est ce que je dois tenter de dire. Le réel, dit Lacan, c'est quand on se cogne. On se cogne généralement à du dur. Mais là, je me suis cognée à une disparition, à une soustraction, à un vide qui ne se manifeste nulle part. Celle qui m'a mise au monde disparaît, et le monde continue d'exister, je le vois par la fenêtre, comme si de rien n'était. C'est la réalité du monde qui en prend un coup. Le soleil continue sa course, et le temps ne s'est pas arrêté. J'ai perdu ma mère et je suis toujours vivante.

« Un ''toi'' sur lequel la mort n'a pas de prise »

- Au début de votre recueil, vous adressez à votre mère en employant la deuxième personne du singulier : était-ce pour vous une manière de la ressusciter, en lui parlant comme si elle était encore vivante ?
- Je ne crois pas que ce ‘’toi’’ soit celui d'un déni. C'est plutôt celui de l'écriture. Un ''toi'' sur lequel la mort n'a pas de prise, qui en tout cas me permet de m'adresser à ma mère comme jamais je ne l'ai fait dans la réalité, en lui parlant ou en lui écrivant. Je ne lui ai jamais promis que j'écrirais sur elle, car je ne pouvais accomplir cela qu'en toute liberté ; c'est-à-dire coupée d'elle.
Pendant un court silence, nous nous souvenons qu'à partir de la deuxième partie de Victorine Martineau, le ‘’elle’’ se substitue au ‘’tu’’ pour désigner la mère de Véronique Boulais. Quand nous lui demandons comment elle explique ce changement, voici ce qu'elle nous répond :
- Lorsque je me suis heurtée à l'événement de la mort de ma mère, c'est son cadavre qui s'est manifesté comme réel. Quand je le vois de mes yeux, c'est la réalité de l'inconcevable qui est devant moi. Je ne peux pas passer, aller plus loin que ce que je vois. Ce visage mort est vraiment une porte qu'on me claque au nez. Alors, il ne me reste plus qu'à décrire : le ''tu'' laisse la place à la troisième personne... Et ce n'est même plus une personne, c'est devenu une chose...

« Je ne suis pas sûre d'avoir écrit des poèmes »

Véronique Boulais est déjà l'autrice d'un roman : Foulques, paru chez J.-C. Lattès. Mais Victorine Martineau est le premier recueil de poèmes qu'elle publie. Lorsque nous prononçons ce mot, ‘’poèmes’’, pour qualifier les textes qui composent son ouvrage, Véronique Boulais nous arrête : « Je ne me vois pas comme une poétesse », nous confie-t-elle. Puis elle nous invite à ne pas placer trop vite Victorine Martineau dans la catégorie « poésie » :
- Je ne suis pas sûre d'avoir écrit des poèmes... Parfois dans mon recueil une phrase s'échappe et sort du vers...
En entendant ces mots, nous nous souvenons que la première partie de Victorine Martineau s'intitule « Une nouvelle » : titre étrange pour un ensemble de poèmes... Mais il nomme bien ce qu'il désigne, puisque cette partie du recueil raconte la mort de la mère de son autrice en suivant un fil chronologique. Ce constat nous inspire une question :
- Pourquoi avez-vous choisi de parler du décès de votre mère dans des textes en vers libres plutôt que dans un roman ?
- Face à cet événement, je ne pouvais pas écrire un récit : je ne pouvais que produire quelque chose de discontinu. Peut-être parce que ce n'était pas assez clair... Même maintenant, quand j'essaie de présenter ces poèmes, je suis incapable de bâtir un exposé cohérent de ce que j'ai voulu faire.
Après une gorgée de thé, Véronique Boulais nous raconte qu'elle n'a écrit de la poésie que sur les moments forts de son existence, face auxquels elle a ressenti « un besoin de chanter ». Peut-être est-elle une poétesse lyrique, qui ne chante que lorsqu'elle ne peut répondre autrement à l'intensité de ce qu'elle vit ?

Nos tasses de thé sont vides : il est temps de quitter le café et de dire au revoir à Véronique Boulais. Au fond d'un bus qui traverse la nuit parisienne pour nous ramener chez nous, nous relisons les textes de Victorine Martineau. Éclairés par les paroles de leur autrice, ils résonnent en nous d'une façon nouvelle. Si vous souhaitez vous plonger à votre tour dans le recueil de Véronique Boulais, vous pouvez le commander sur le site des Éditions LCH·Compagnons.

 

Julie Sarfati, chargée de la rédaction presse et de l'événementiel aux Éditions LCH·Compagnons.

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